L’après-fin de la peinture
Au début des années 1900 s’opère un changement radical en peinture. À Paris, Picasso et Braque rompent avec les codes en vigueur depuis la Renaissance et révolutionnent l’espace pictural. Maintenant les liens étroits que celui-ci entretient avec le monde sensible, mais prenant le parti d’un champ restreint et d’une palette limitée ces artistes créent une image, qui bien que frontale, favorise de multiples points de vue et ouvre le monde de la peinture à un nouveau registre visuel et à ce qu’on appellera l’abstraction. En 1931, un groupe informel d’artistes réunis sous la bannière de l’Abstraction-Création suit les innovations du Cubisme et de l’abstraction en opposition au Surréalisme d’André Breton. La Composition VII (les trois grâces) de Léo Van Duisburg, 1917, et la Composition Suprématiste de Kazimir Malevitch (Rectangle bleu sur poutre pourpre), 1916, sont les exemples de cette peinture géométrique à laquelle Picasso et Braque, après leur aventure cubiste, renonceront pour retourner à la figuration.
Dans les années 1970 à New York, des artistes comme Mary Heilmann, Terry Winters, Carroll Dunhamm, Bill Jensen et Stephan Mueller, trouvent contraignant le formalisme phénomènologique de l’époque. Usant d’empreintes et de métaphores visuelles, ces artistes revendiquent les avancées de l’abstraction et tirent profit des découvertes faites à l’apogée du Cubisme.
Les peintures d’Andrew Seto sont en phase et gagnent à être rapprochées de cette dernière démarche dissidente : l’artiste place des amalgames d’images sur la toile et les déplacent à son gré, de telle façon que chaque peinture semble en quelque sorte annoncer la suivante. C’est au prix d’un effort de « mise au point » de l’artiste que ses images, tout en gardant de leur substance, visent tout à la fois à « aspirer au sublime » et à « tomber dans l’ordinaire ».
Rigor Mortis, 2014, est un motif vertical, à la fois massif et en mouvement, qui luttant contre l’immobilité dans une accumulation gauche de plans et de facettes, résiste aux couches de verts et de noirs qui le retiennent.
Toute la structure semble chercher à s’insérer quelque part en même temps que d’exister sur un sol pâle. Ce sol –à supposer que ce soit un sol- est indépendant de l’image centrale et en même temps menacé par elle : indépendant, parce qu’il existe en tant que matière peinte ; menacé parce que des touches de même couleur (et des taches pâles de couleurs différentes) le lient à la structure elle-même. Les ambiguïtés dès lors se multiplient : la structure peut faire penser à une sculpture anthropomorphique, à une forme vaguement abstraite, ou à une plante. Le titre lui-même de l’œuvre évoque l’état d’immobilité finale, celle du corps sinon de l’esprit. Longtemps après que la peinture est finie, elle reste active –chaque spectateur pouvant y lire ce qu’il veut, en fonction de ses propres préoccupations. Les peintures de Seto restent ouvertes et échappent aux interprétations définitives.
Une autre peinture décrit, elle aussi, un état de repos : Rest Assured, 2014. Sa gamme chromatique, comme celle de Rigor Mortis, évoque la nature, associée à des éléments qui pourraient être, eux, ceux d’une nature morte. De façon caractéristique, la toile garde la trace d’accumulations, de changements divers, les uns qui traduisent des modifications de la composition, les autres qui servent à la faire surgir au terme de processus, d’empreintes et d’interactions diverses. Les répétitions qui surgissent ne forment jamais un système, varient. Les formes s’accumulent, se superposent subtilement, s’adossent, croissent et s’entassent, les courbes et les diagonales créent des contours épais, suggèrent un dynamisme, un repos fictif. La matière, comme toujours dans les peintures de Seto, est difficile à conquérir, rien n’est donné. L’équilibre est précis. On peut voir du marron rougeoyant sous le vert olive que projettent autour les traits noirs. La couleur, aussi bien que la forme, subit bien des repentirs et des transformations. Une lumière sombre et des contrastes mesurés, bien plus que des changements brutaux et brillants, définissent l’atmosphère.
Un réseau de lignes, une mosaïque de blanc maculé figure au bas d’ At Last. Cette partie basse en trois dimensions paraît incisée dans la surface épaisse, noueuse, contrastée. Multiplier les plans colorés sans souci d’exactitude s’effectue au risque de l’imperfection (que cette dernière se développe organiquement ou quasi mathématiquement). La structure créée met en jeu une spatialité et des références à l’abstraction, clé tardive du modernisme, prenez, par exemple, les tableaux post monochromes de Brice Marden. L’approche de Seto est syncrétique. Il introduit des éléments figuratifs, y associe des préoccupations métaphoriques, allégoriques, sans sacrifier la matérialité abstraite. Les arêtes courbes du fond sombre, distinctes du dessin en forme de treillage, résistent à toute élégance simplificatrice et ajoutent à la qualité de la matière. Les contradictions de ce genre intéressent Seto. Comme des anomalies uniquement possibles en peinture, qui véhiculent une pensée que peut, seule, rendre la peinture.
Dans Smobservation, 2014, une ligne forte traverse de part et d’autre la toile, allusion et référence à Mondrian et, comme le trait est ouvertement gestuel, au Suprématisme. On pense à Raoul de Keyser, un artiste qui évite de catégoriser abstraction et représentation. En résulte, une image qui oscille entre imagination et observation, hybride, plus proche de l’expérience que du langage, du moins quand la vision et le toucher sont retenus, quand la pensée précède la formation des mots. Petites touches de peinture, points de lumière vacillants de phares, fonctionnant parfois comme des détails décoratifs, parfois comme répétitions de la structure d’ensemble. Ce qui est implicite c’est la possibilité de croitre ou simplement de diminuer. Cela pourrait être un ensemble de branches ou un grill, une image qui émergerait de la nature ou viendrait de la ville, un signe ou un relevé topographique. Le gris autour est tout aussi difficile a cerner. Est-ce du béton, du brouillard ou des nuages ? Dans tous les cas c’est peint avec assurance.
Oculus, 2014 (l’oculus, du latin œil, est une ouverture circulaire dans un dôme ou un mur) décrit un espace restreint creusé dans une matrice de blanc où se confondent figure et fond, perturbant la notion de ce qui vient en premier ou en dernier et altérant la temporalité. Ce qui est du domaine de l’indication et de la connotation est combiné, mêlé. La surface de la peinture permet aux réflexions et aux ombres de s’organiser dans un espace prismatique.
Les peintures de Seto ne renient jamais la nature pour le monde de l’esprit ; elles existent comme un moyen de représentation qui serait à mi chemin. Les qualités de la peinture tout au long de son histoire sont présentes et prêtes à prendre le large, oublieuses de tout formalisme. La peinture forge son langage et s’aide d’un vocabulaire qui reflète et explore les préoccupations personnelles et les enjeux esthétiques actuels.
David Rhodes