Nero d’avorio

On a de l’expression longtemps avant de l’exécution et du dessin.

Diderot. Salon de 1767

 

En sortant de Termini, l’allégresse m’a saisit d’être de nouveau à Rome. À la façade du Palazzo Massimo, surplombant la foule affairée, pendait l’immense photo d’un hercule de bronze. Au dessus de la tête de ce colosse était écrit Ha sfidato anche il tempo, il a défié aussi le temps.

C’était l’une de ces journées où la nostalgie elle-même vous sourit. Au restaurant Pommidoro le patron m’a accueilli avec  l’amabilité distraite qu’on sert aux habitués. Pizzi était déjà arrivé. Il m’a régalé d’une accolade et à nous avons évoqué, comme nous le faisons ces derniers temps,  notre première rencontre il y a 25 ans. Après déjeuner nous sommes partis vers l’atelier, le petit, celui qui est tout près, et j’ai retrouvé, avec le sentiment de ne les avoir jamais quittés, l’odeur et le chantier de l’atelier, les hauts plafonds et la grande table dans un coin.

Pizzi avait préparé une série de tableaux sur panneau de bois, du même format 140 par 100, quinze tableaux d’un noir retenu,  ni brillant ni terne, d’un noir profond et sans repentir, d’un noir souverain sur un fond légèrement ocre ou parfois bleuté, le noir Pizzi Cannella.

Je me suis arrêté devant chaque tableau, j’ai pris mon temps. Je me suis laissé pénétrer de leur présence, envahir par leur charme. Ils étaient encore frais de peinture. J’étais surpris, une nouvelle fois, par l’intensité de leur représentation, par leur vérité et le sentiment de solitude que cette vérité renfermait, et en même temps je les reconnaissais, d’une certaine façon je les avais toujours vus. Tel est le propre des tableaux réussis que de donner l’impression d’avoir toujours existés. Je reconnaissais les formes que la matière sensuelle imprimait sur la toile, le vide qu’elle laissait –la même charge émotionnelle dans la réserve de l’image que dans l’image elle-même-  et je reconnaissais la fausse nonchalance de leurs traits.

J’ai dis à Pizzi Cannella  «magnifique, vraiment magnifique»  et j’ai ajouté, voulant exprimer dans mon italien de voyageur ce que je ressentais : «le noir c’est difficile» et Pizzi, de la table où il était, m’a répondu: «le blanc aussi!»

Il a ouvert une bouteille de vin pâle d’Orvieto, de ce vin pétillant qui convenait bien à la légèreté de cette belle journée, et nous avons trinqué à l’exposition.

Puis, prenant une feuille de papier, il s’est mis à crayonner la maquette du catalogue de l’exposition.

D’abord, il y avait la question du titre.

«Nero d’avorio…ou Noir d’ivoire?» m’a-t-il demandé.

«Nero d’avorio, c’est plus mystérieux.»

«Mais oui!» a-t-il répondu en français.

Il y avait aussi le texte pour le  catalogue. Il y avait le beau texte de Tabucchi sur Pizzi mais qui avait déjà été publié.

Mais «noir d’ivoire», ai-je demandé, pourquoi  noir «d’ivoire» ?

On a toujours utilisé trois sortes de noir, a expliqué Pizzi,  le noir qui vient de la terre, le noir qui vient du végétal, et le noir qui vient des os…et de l’ivoire, le plus beau des os. «Quand on y pense, faire du noir avec le blanc de l’ivoire…» mais maintenant toutes les couleurs sont industrielles.

David, le nouvel assistant, était arrivé.

«Les peintres aiment les belles couleurs, les couleurs rares, les couleurs bizarres… » a continué Pizzi «le bleu du  lapis-lazuli, qu’il fallait broyer pendant des heures et qu’on mélangeait à l’huile…en Inde, la pisse des vaches sacrées qui, en séchant au soleil, devient poudre dorée …et on les gavait de sucreries parce que l’urine des vaches diabétiques est d’un jaune plus éclatant…et le caput mortuum, ce brun qu’on extrayait des bandelettes des momies au 19ème siècle et que Balthus été l’un des derniers a utilisé.»

Les tableaux, accrochés aux murs, semblaient eux-aussi tendre l’oreille.

Je me faisais, moi, en écoutant Pizzi, la réflexion que ce noir d’ivoire, si semblable en apparence dans sa matière et le rendu des traits, prenait cependant avec chacun des tableaux, chaque image, des nuances différentes, des tonalités propres aux formes que la figuration empruntait.

le noir de la robe de bal qui danse au vent

le noir des yeux posés sur la dentelle de l’éventail,

le noir du vol d’oiseaux comme une pensée qui passe

le noir de la chaise luisant des pluies de la nuit

le noir du pendentif pénétré de l’éclat blanc de sa perle,

le noir des salamandres à clopin-clopant sur le marbre

le noir du lustre dans le vide du grand salon

le noir qui masque le silence des cathédrales

Ces noirs, à première vue identiques, apparaissaient distincts comme l’était la pensée qui chaque fois avait précédé l’image et son rendu.

Chez Pizzi Cannella, le noir n’est pas univoque et ne se contente pas  d’offrir le spectacle de son éclat et de sa beauté, d’organiser sa propre représentation.

Le noir ne s’arrête pas davantage là où on l’attend, à la porte de la mélancolie, aux souvenirs et à l’absence.

Le noir va plus loin, il va jusqu’au calme et à l’acceptation de ce calme.

Puis on a parlé de transport, d’encadrement et de verre sans reflet, de la nouvelle génération de  verres sans reflet, bien plus beaux que le plexi, des imprimeurs et du diner de vernissage.

«On a bien travaillé» a dit Pizzi, qui a demandé à son assistant de nous prendre en photo :

«De loin… qu’on n’ait pas l’air de vieux!»

«Parfaitement, Maestro» a répondu l’assistant.
Tandis que nous prenions la pose Pizzi m’a dit:

« La photo, publie-la  en noir et blanc.

Pour les portraits je préfère le noir et blanc.»

 

Bernard Vidal

Paris, mai 2014

Bernard et Pizzi

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *