Pius Fox

Portrait Pius Fox - Atelier de Berlin, 2020

Présentation de l'œuvre

Sur la durée infinie de la peinture. La permanence de la recherche. Le legs de la trace dans la neige.

Le tableau est recherche d’un lieu, d’un espace, recherche de réalité et tentation de la trouver. Ce que je veux voir en tant que représentant de cette réalité est ce qui m’excite parce que je ne le connais pas.

Le tableau n’est pas visualisation mais recherche de ce qu’il ne sait pas encore. C’est sa durée infinie et son excitation, sa limite et son immensité. Les cercles de l’aigle.

Quand le tableau est sec et qu’il s’est par là même éloigné, le vrai discours commence à prospérer, le discours de ce qui est atteint et ce qui ne l’est pas. Alors commence le bref ou le long moment de la fin d’un tableau et la question de savoir si l’on est arrivé ou si l’on continue le voyage. C’est une lutte, un état de veille sans fin.

L’encadrement de la nuit.
Le cadre est ce qui enclôt le lieu doucement ou durement, et marque ce qui s’est passé.

Quelle est maintenant la réalité de cet événement circonscrit, qu’y a-t-il dans le cadre, qu’y a-t-il derrière la porte, derrière la fenêtre, que se passe-t-il à la surface ? Que me raconte cette réalité trouvée, inventée dans un espace ?

C’est ce que je ne peux formuler par la langue, entouré du fardeau du visible et de l’insatisfaction de l’invisible. C’est ce qui s’est frayé son chemin de cette façon seulement, par delà la couleur.

Pius Fox, 2013

ESPACE DE JEU
Jean-Charles Vergne

Le plaisir de peindre
Entrer dans l’atelier de Pius Fox à Berlin donne immédiatement l’indice d’une prolifération, d’une prolixité de la peinture par le nombre d’œuvres qui s’y trouvent entreposées au sol, accrochées aux murs ou stockées dans les grands tiroirs d’un meuble d’archivage. Nombre de ces peintures sont des formats très réduits – des miniatures pourrait-on dire – et l’on est presque surpris de trouver au sein de cette profusion la présence de grands tableaux dont on comprend immédiatement qu’ils ne sont aucunement le prolongement des petits ou, pour être plus exact, dont on comprend que les petits formats ne doivent pas être vus et envisagés comme les esquisses, travaux préparatoires, idées, fragments, formes courtes, des grands tableaux.

L’examen du corpus réalisé depuis quelques années permet rapidement de distinguer deux groupes d’œuvres : celles qui portent un titre et les « sans titre », sans que ces groupes ne trouvent une répartition particulière entre petits et grands formats, sans que les œuvres « avec titre » ne soient exclusivement abstraites, et inversement. Il y aurait donc dans la pratique de Pius Fox une entreprise d’observation puis d’abstraction de la réalité dont l’étape finale permettrait d’accéder à une peinture donnée à voir pour elle-même, sans que n’y soit plus connectée la moindre référence à une réalité modélisée, « abstractisée ». Mais, simultanément, la distribution des titres et des « sans titres » entre les œuvres « figuratives » et les œuvres abstraites souligne une volonté de brouillage des genres et de refus de toute forme de scission entre ce qui relèverait de la réalité et ce qui serait de l’ordre d’une pure abstraction. Ces titres, nous le verrons, permettent de mettre à jour un processus qui, allant de la figuration vers l’abstraction, opère aussi un mouvement inverse de retour vers la représentation depuis l’abstraction. La gamme chromatique employée contribue à rendre possible ce mouvement de réciprocité. Les tons utilisés ne sont que rarement des couleurs pures et vont souvent chercher du côté de gris teintés qui ont la particularité d’échapper à toute possibilité de mémorisation nette : la peinture de Pius Fox est faite de tons qui s’agrandissent dans la mémoire, de couleurs à la beauté légèrement surannée. Ceci est sans doute à l’origine du sentiment de familiarité éprouvé face aux œuvres, comme si regarder cette peinture enclenchait le souvenir nébuleux d’un déjà-vu, comme si les tableaux marquaient à la fois leur ancrage dans une histoire de la peinture et dans une relation à l’observation du monde, tout en se livrant dans un dénuement qui leur soit propre.

Une tentation consisterait à vouloir donner aux petites peintures le statut de travaux préparatoires pour les grands formats. Sur le plan formel, le passage des petits formats de quelques centimètres aux tableaux pouvant avoisiner les deux mètres de hauteur ne se joue pas sur un simple changement d’échelle mais sur une modulation de la surface, une manière différente de pratiquer la peinture. Les œuvres les plus réduites ont souvent des dimensions inférieures au A4 d’une feuille de papier et, ce n’est pas anodin, leurs formats sont souvent proches de ceux des tirages photographiques standards développés pour les pellicules argentiques. On rappellera, sur ce dernier pointque du début du XVIeme siècle jusqu’à l’invention du daguerréotype la minature peinte sur vélin était l’unique moyen permettant de diffuser un portrait. Il est alors possible d’envisager la petitesse des peintures de Pius Fox dans une analogie avec les portraits miniatures des siècles précédents, avec leurs dimensions promptes à ouvrir une relation d’intimité. Les miniatures de Pius Fox, que l’on serait tenté de qualifier de « domestiques », engagent à cette intimité tant l’attention qu’elles semblent réclamer de la part d’un regardeur (nécessairement placé à quelques centimètres) se joue dans une relation exclusivement individuelle. Ces miniatures, donc, intiment à la contemplation, une contemplation qu’il ne faut pas entendre dans un sens romantique mais dans l’exigence d’une observation assidue de ce qui advient à l’intérieur des dimensions modestes de ces rectangles resserrés.

La proximité de ces petits formats avec ceux de la photographie donne l’indice d’un rapport particulier au réel et au « formatage » des images. En raison de leurs dimensions « photographiques », ces petites peintures – majoritairement abstraites mais pas uniquement – doivent être envisagées dans leur relation à une réalité observée par le peintre. De plus, la présence dans l’œuvre de Pius Fox de photographies que l’on retrouve parfois dans les accrochages de ses expositions, agencées au sein d’ensembles de peintures de petits formats (p.152), oriente vers ce qui peut prédisposer à la composition des peintures. Comme dans l’œuvre du peintre suisse Gilgian Gelzer, la photographie revêt chez Pius Fox un caractère de document-source dont il n’est pas impossible qu’elle subisse dans le futur une évolution, pour acquérir le statut d’œuvre à part entière comme ce fut progressivement le cas pour celles de Gilgian Gelzer. Mais si les peintures de Pius Fox ne prennent pas systématiquement appui sur de tels documents – c’est même loin d’être le cas –, elles puisent souvent leurs origines dans l’observation ou dans la remémoration de choses vues dont le souvenir finit par s’enfouir dans les compositions abstraites au point de ne plus être décelables que de façon très indicielle.

La qualité organique de ces œuvres qui refusent la distinction entre la figuration et l’abstraction leur donne une consistance tout en les maintenant dans une sensibilité et dans un rapport charnel au réel, comparables à ce qui émane des peintures de Giorgio Morandi, de Cristof Yvoré, de Raoul de Keyser, ou de Jean-Pierre Pincemin, dans des registres très différents. Il y a un plaisir assumé où les sujets représentés importent moins que la peinture elle-même, plaisir jubilatoire confirmé par la prolixité de la production des miniatures. Il y a, aussi, un plaisir à dire l’admiration pour les œuvres d’autres artistes, à reproduire la page d’un livre consacré à Henri Matisse ou les sculptures d’Auguste Rodin vues dans un catalogue – L’Homme qui marche (page précédente) ou Ève, dont la silhouette apparaît à plusieurs reprises dans les peintures et aquarelles de Pius Fox (p.29, p.63-64). Il y a un plaisir à souligner la part de secret inhérente à l’acte de regarder la peinture (Offenes Geheimnis, « Secret dévoilé », ci-contre). Il y a un plaisir à regarder un mur et à le peindre, non pas dans une posture affectée de solitude et d’ennui dans l’atelier mais parce que ce mur, ou la fenêtre de l’atelier, le store, l’embrasure de la porte, fondent un monde en soi. En qualité de sujets littéraux ils sont inépuisables comme l’est, par exemple, le vers de Marcelin Pleynet, « le mur du fond est un mur de chaux[1] » que pourrait évoquer l’huile sur papier intitulée Holzwand (« Mur de bois », p.19) dont la littéralité permet une ouverture grand angle du champ pictural. L’œuvre de Pius Fox s’inscrit autant dans un héritage de la peinture abstraite que dans celui, très hétérogène, d’une histoire du plaisir de peindre où le sujet est prétexte à l’acte de peindre, à la sensation de peindre. Ce plaisir de peindre (comme il y aurait chez Roland Barthes un plaisir du texte) ne verse pas dans une fascination affectée pour le médium mais dans la faculté que possède la peinture de rendre compte « d’une expérience du monde qui s’autonomise dans les effets de l’art et renvoie le spectateur à une expérience complexifiée de celui-ci[2]. Ainsi les œuvres de Pius Fox appartiennent à une famille dont l’arbre généalogique, impur et bâtard, relie souterrainement Le Chardonneret de Carel Fabritius (1654), La Ruelle de Johannes Vermeer (1657-1658), le Mur à Naples de Thomas Jones (1782), L’Asperge d’Édouard Manet (1880), Porte-fenêtre à Collioure d’Henir Matisse (1914), ainsi que les peintres cités précédement. Le sujet en peinture n’est pas la manifestation d’une volonté de montrer que ce qui est peint a de l’importance en soi. Le sujet, lorsqu’il est aussi banal qu’une porte, est le vecteur d’une expérience du regard, d’une observation appuyée qui extirpe le sujet de sa relation au réel pour donner, en peinture, une expérience du monde, de son étrangeté, de son caractère insaisissable et le basculement vers l’abstraction est à comprendre dans ce sens : une porte, le coin d’une pièce, un livre posé sur une table sont abstraits de leur réalité, comme exfiltrés. Il faut observer suffisamment longtemps un objet quel qu’il soit pour expérimenter le degré d’étrangeté et de complexité qui finit par s’en dégager. La durée du regard fonde la densité de la perception, dont seule la peinture est à même de rendre compte.

Sur face
Dans la peinture de Pius Fox, le réglage de la surface peinte est aussi différent entre les petites peintures et les grandes qu’il l’est entre les peintures et les aquarelles. Miniatures, grands tableaux, aquarelles, quelques gravures, mais aucun dessin préparatoire. L’esquisse est exclue de cette pratique et cette absence donne l’indice d’une posture qui, bien qu’elle accorde une place essentielle à la composition, s’inscrit résolument du côté d’une pensée qui advient par la peinture, sans autre intermédiaire. Jean-Pierre Pincemin (avec lequel l’œuvre de Pius Fox, qui ne connaissait rien du peintre français, entretient une familiarité soulignait son aversion pour les dessins très analytiques qu’il s’imposait de réaliser préalablement à toute peinture : « Je déteste faire ce dessin qui signifie à la fois tout et qui ne signifie rien « Pius Fox ne fait pas de dessin préparatoire car, comme il le précise, « le tableau n’est pas visualisation mais recherche de ce qu’il ne sait pas encore » ce qui n’est pas très éloigné du propos d’Aristote lorsqu’il compare la pensée en devenir à une tablette vierge, une tablette à écrire (grammatéion) : la pensée « n’a pas d’autre nature que celle d’être en puissance et, avant de penser, n’est en acte absolument rien « 

Pas d’esquisses, donc, ce qui ne signifie pas que le dessin ne soit pas employé mais lorsqu’il l’est ce n’est jamais à l’état de prémices, toujours en qualité d’élément de composition : ainsi les lignes au pastel de Mauergewächs (« Lierre », p.29), les trois traits au crayon qui définissent un cadre sur Gate (« Porte », p.59), les lignes au crayon de couleur de Nachtlandschaft (« Paysage nocturne », ci- contre), par exemple. La composition des peintures s’effectue directement sur la toile ou le papier : lignes peintes tracées au cordeau avec la lame d’une spatule, emboîtements de bandes colorées, superpositions de cadres peints qui viennent prévenir ce qui s’effectuera au centre, comme s’il fallait enchâsser les motifs pour leur éviter de fuir la surface quadrangulaire en la débordant. Ce dernier point est sans doute l’une des marques les plus prégnantes de la peinture de Pius Fox dont une proportion importante d’œuvres se manifeste par la présence de ces cadres peints imbriqués, sortes de chambranles picturaux contre lesquels la composition interne semble prendre appui. Ces cadres constitués de bandes peintes emboîtées et ajustées évoquent les fines baguettes de bois que les encadreurs disposent autour des œuvres afin de garantir une séparation entre celles-ci et le verre qui les recouvre. Les cadres gigogne de Pius Fox ont une fonction similaire : ils enchâssent les motifs (tout en étant eux-mêmes éléments à part entière de la peinture), ils les maintiennent à distance. La conséquence de cette « mise en boîte » est de donner l’illusion de motifs qui creusent la surface en s’enfonçant ou de jouer sur un trouble amené par le choix des couleurs, par les zones laissées en réserve, par la largeur des aplats qui structurent ces cadres peints. Ils font advenir la sensation d’une durée qui s’enfonce dans la peinture elle-même, perpendiculairement à la surface et non pas uniquement en surface, pas seulement sur face.

La peinture de Pius Fox s’élabore dans une acception de la couleur utilisée comme élément de structuration de l’espace-plan de son support. Les œuvres ne sont pas précédées d’esquisses car la pensée de cette peinture n’est pensée qu’à partir de l’instant où elle se manifeste concrètement sous la forme de gestes, de plans, de couleurs. Porte-fenêtre à Collioure (ci-contre) d’Henri Matisse est un jalon, de toute évidence, tant dans sa structure que dans son chromatisme. L’analogie avec la Porte-fenêtre à Collioure est intéressante dans la mesure où Henri Matisse, qui n’a pas signé sa toile, l’a conservée auprès de lui, la considérant sans doute comme inachevée. En effet, l’aplat noir qui occupe le centre du tableau est un repentir qui recouvre la structure encore visible d’un balcon au-delà duquel il envisageait sans doute de représenter une étendue paysagère. Une peinture de Pius Fox (Sans titre, page précédente) reprend la structure de Porte-fenêtre à Collioure, en un hommage à peine dissimulé. Je formule cette hypothèse, fondée sur l’observation des deux œuvres, sur leurs analogies nombreuses, mais aussi en raison de l’existence d’une autre peinture (Matisse-Katalog, ci-contre) qui prouve l’attachement de Pius Fox à l’œuvre du peintre français. L’aplat noir qui occupe la partie centrale de la peinture d’Henri Matisse est remplacé par un aplat rose dans le tableau de Pius Fox. Les éléments de repentir esquissant le balcon de la porte-fenêtre se retrouvent dans l’œuvre Sans titre mais tête-bêche, disposés dans la partie supérieure du tableau. La peinture de Pius Fox est plus grande que le tableau d’Henri Matisse (130 x 100 cm contre 116 x 89 cm) mais il suffit d’ôter au tableau de l’allemand la partie périphérique peinte d’une couleur blanc crème qui sert de cadre au motif central pour retrouver les dimensions de Porte-fenêtre à Collioure. Dans le tableau d’Henri Matisse, l’aplat noir est l’écran au-delà duquel l’œil ne peut se projeter. Dans une illusion créée par un effet de perspective, ce plan noir pourrait laisser penser qu’il donne à voir l’intérieur de l’habitation plongée dans l’obscurité alors qu’il bloque, au contraire, la vue depuis l’intérieur de la pièce vers l’extérieur, vers l’étendue paysagère : il y a retournement, inversion de l’espace, trouble entre le fond et la forme. Pius Fox quant à lui inverse la fonction de l’aplat central (comme il inverse la position du balcon) : chez Henri Matisse l’aplat noir est rentré, creuse la surface ; chez Pius Fox, l’aplat rose se positionne au premier plan, comme posé sur la ligne violette qui est à la base de toute la composition et dont le dédoublement, sur un second plan (visible en bas, à droite) impulse sa profondeur au tableau. Cet aplat rose bloque l’accès au regard tout en s’offrant paradoxalement dans une grande transparence, une transparence brumeuse, immatérielle, contenue dans une forme qui, géométrique à sa base, devient plus évanescente dans sa partie supérieure. Sur les aplats qui parfois occupent la partie centrale des peintures de Pius Fox, la vision bute, glisse doucement, s’échoue.

Tentative de taxinomie
Une tentation consisterait à vouloir distinguer dans la production de Pius Fox les tableaux « sans titres » de ceux qui en sont dotés. Mais une classification qui se contenterait d’une telle scission n’est pas satisfaisante dans la mesure où celle- ci ne permet pas de dégager de véritable cohérence interne, et ce sont plutôt quatre sous-ensembles qu’il faudrait prendre en considération :

des peintures dont les titres (donnés ici en français) renvoient à des qualités d’espaces (« Échafaudage », « Espace entrelacé », « Croisé », « Cadre »…) et des peintures « sans titres » dont les compositions reprennent celles de ces tableaux titrés, parfois assez fidèlement, parfois en s’en éloignant afin de donner au tableau son autonomie totale vis-à-vis de tout référent au monde. La peinture de Pius Fox est une entreprise d’arpentage de l’espace du tableau, une tentative d’articulation de tous les éléments de cet espace : e cadre et sa désintégration, l’entrelacement d’espaces connexes, le feuilletage de plans, le creusement de la surface, etc. Cet arpentage s’effectue, vraiment, à la manière de l’arpenteur, dans une relation au plaisir de la déambulation.

des peintures dont la source concerne des sujets observés (une plage, une porte, un coin, une fenêtre, la nuit, une salle, le lierre sur un mur…). Ce sont des espaces, mais des espaces précisément identifiés. Dans Bemerkungen über die Farben (Remarques sur les couleurs), Ludwig Wittgenstein écrit : « Observer n’est pas la même chose que regarder ou voir. […] On observe de manière à voir ce que l’on ne verrait pas si l’on observait pas.  » L’observation donne au regard une dimension diagnostique, la réalité y est décomposée, démantelée pièce par pièce, scrutée jusqu’à se déposséder de sa signification commune, jusqu’à atteindre une forme d’étrangeté. Cette étrangeté est comparable à celle qui émane d’un mot répété ad libitum jusqu’à ce que le sens se retire et que ne persiste que sa phonétique, son orthographe, sa bizarrerie de mot dévitalisé et « défiguré » par la redite. Les peintures dont les sujets relèvent de l’observation ne concernent pas la symbolique des sujets eux-mêmes, car Pius Fox les rend suffisamment génériques pour les débarrasser de toute portée métaphorique. Ainsi, une plage de sable (Strand, ci-contre) est représentée comme une plage de sable, rien d’autre : elle devient finalement une « plage », c’est-à-dire une surface, jusqu’à ce que le mot « plage » lui-même disparaisse dans une forme d’incongruité. Une plage de sable devient une plage, une surface, une aire – ce que montre parfaitement le parallélogramme qui apparaît en filigrane sous les ondulations jaunes. Une plage est aussi un espace de temps occupé par l’activité de la peinture. Une plage est un intervalle, un écart, une possibilité entre deux choses, entre la réalité et son devenir peinture, une latitude (voir l’aquarelle Latitude, p.28). L’observation vide la chose de ce qu’elle est lorsqu’elle n’est « que » regardée. Les choses ont un nom, les espaces ont un nom, mais la peinture de Pius Fox ne parle pas du nom des choses, ne parle pas du monde.

des peintures dont les sujets abordent la question de la peinture ou de l’art plus généralement : Staffelei (« Chevalet », p.98, p.142), Wallpainting (p.74), Collage (p.88), Katalog… Le vocabulaire de la peinture et la peinture elle- même se trouvent convoqués dans une somme de représentations qui fonctionne à la fois comme une sorte de tour du propriétaire et comme acte de pure réflexivité du médium, jusqu’à en constater l’opacité. Ainsi, la zone opaque qui barre la réserve quadrangulaire de l’aquarelle Durchblick (« Vue », ci-contre) répond littéralement au titre et évoque les deux expressions allemandes keinen Durchblick haben (« ne rien piger ») et den Durchblick haben (« être au clair »), pour dire l’insaisissable de la peinture en tant que lieu du passage entre le monde et le tableau. L’aquarelle Collage donne à voir le simulacre d’un collage, souligne l’écart qui maintient à distance un « collage » d’un « assemblage ». Un chevalet est peint avec son tableau en cours d’exécution, tandis que Abstraktes Bild (p.72) montre une peinture abstraite appuyée contre un mur, ces deux œuvres renouant avec la longue tradition du « tableau dans le tableau ». Wallpainting simule une peinture murale, Studie für abstraktes Bild (« Étude pour un tableau abstrait », p.75) montre une toile vierge appuyée contre un mur, etc.

des peintures fondées sur la question du regard, sur sa capacité à engendrer une mémorisation de ce qui est vu ou, au contraire, sur l’inéluctable caractère lacunaire de tout souvenir. Oh Orpheus et Oh Euridike (p.52-53), dans l’évocation explicite du mythe d’Orphée, pourraient de ce point de vue constituer une allégorie sur le regard, sur l’impossibilité de voir, sur la perte, l’échec, la disparition de la figure. Auflösung (« Résolution », page précédente) est une surface stratifiée, simulant le balayage électrique d’un écran mal réglé. D’autres tableaux concernent la question d’un code pictural qu’il s’agirait de percer : Im Verborgenen (« En secret »,p.66), Offenes Geheimnis (« Secret dévoilé », p.31), ou Versteck (« Cachette », p.8). Il y aurait un secret, un secret parfois découvert, une cachette, une accommodation nécessaire du regard pour parvenir à la bonne « résolution » de la peinture. Ou bien : il y aurait la nécessité pour le peintre de se départir de tout référent, de trouver la cachette parfaite pour élaborer un langage, comme dans la poésie de Jack Spicer : « Laissez-nous inventer une frontière – un poème où quelqu’un pourrait se cacher avec la troupe du shérif après lui  » Dans son arpentage des surfaces, dans le regard réflexif qu’elle porte sur le genre auquel elle appartient, dans sa volonté de curetage du symbolique, la peinture de Pius Fox est une poétique de la peinture.

Espèces d’espaces
La syntaxe picturale des miniatures apparaît comme réglée précisément sur le caractère intimiste inhérent à leurs dimensions. Elles parviennent à un degré de concentration picturale étonnant, la modestie de leurs formats obligeant à une vitesse d’exécution particulière, à une surface fondée sur une densité picturale spécifique, comme si les choses se ramassaient nécessairement sur elles-mêmes afin de se « mesurer » aux peintures les plus grandes. Le geste lui-même est très différent entre la faible amplitude de la main qui accompagne la miniaturisation méticuleuse appliquée sur une surface de quelques centimètres carrés et le déploiement plus physique inhérent à l’exécution des grands tableaux. La marge de manœuvre n’est pas la même. Une petite peinture s’intitule, justement, Spielraum (« Marge de manœuvre », ci-contre), comme pour souligner l’entreprise qui consiste à arpenter une surface réduite pour en occuper l’espace. Ces différences importent car elles indiquent forcément une grammaire modulée, une ponctuation et une syntaxe variables mais dont les variations ne concernent pas tant ce qui se dit mais la manière dont cela est dit.

La manière dont cela est dit oriente la manière dont cela peut être vu. Pour reprendre les termes de Georges Perec, auquel le titre de cette partie est emprunté : « S’appliquer. Prendre son temps. […] Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. […] Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. On n’a encore rien regardé, on n’a fait que repérer ce que l’on avait depuis longtemps repéré. S’obliger à voir plus platement. Déceler un rythme […] Trouver des exemples, trouver des exceptions.  » Dans la peinture de Pius Fox il est question de cela :

noter l’agencement architectural du recoin de la pièce, savoir regarder le recoin, l’embrasure de la porte, le chambranle de la fenêtre, l’agencement des plans, pour que de l’observation puisse advenir une question de peinture, une question de surface et de couleur. Établir la mise en avant d’un plan sur un autre plan, parvenir au trouble de la surface à partir d’un sujet bête – aussi bête qu’un mur à Naples (Thomas Jones), qu’une asperge (Édouard Manet), que des bols et des bouteilles sur une table (Giorgio Morandi), qu’un gazon de stade de football (chez Raoul De Keyser), qu’un vase de fleurs (Denis Laget ou Cristof Yvoré), etc. Savoir, donc, ce qui est notable en peinture, se forcer à peindre ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est évident, ce qui est commun, ce qui est terne, même si ça a l’air grotesque, anachronique, futile, stupide.

s’obliger à voir plus platement, déceler un rythme, mettre à plat ce qui relève de l’observation. Trouver, dans les motifs du sans-intérêt, l’émotif de la surface, les motifs de la peinture.

trouver des exemples, trouver des exceptions, trouver des exemples communs, visibles dans l’espace restreint de l’atelier – une porte, un coin, une fenêtre, un chevalet de peinture, un mur, un livre d’art –, se forcer à en épuiser le signifiant jusqu’à la disparition du sujet vers son devenir-surface, jusqu’à ce que le mot « mur », le mot « porte », etc. ne soient plus qu’indiciels et puissent être abandonnés dans un « sans titre » où le stupide du début devient le notable, où l’exemple idiot devient l’exception peinte.

Tentative de taxinomie d’espèces d’espaces
On entre dans les peintures de Pius Fox en circulant dans une série d’espaces striés, modulés par des plans croisés, superposés, parfois entièrement fermés, parfois profonds, parfois bloqués par des plans qui s’interposent comme placés « par dessus » la composition. L’espace pictural trouve de nombreuses modula- tions et nuances dans ses œuvres, déclinant une somme d’espèces d’espaces dont voici quelques exemples, non exhaustifs, empruntés par commodité à des œuvres « titrées », bien que nombre de peintures « sans titres » intègrent aussi ces catégories d’espaces picturaux :

des plans faussement ouverts : Eingang (« Entrée », p.38, p.61, p.100) ou Ecke (« Coin », p.60) sont des peintures dont les sources sont oculaires, s’agissant peut-être d’espaces observés dans l’atelier. Eingang (p.38) procède selon un principe illusionniste : l’ombre portée du pan de mur de droite indique la profondeur de champ, le commencement d’un couloir. La peinture est figurative à ne pas s’y tromper, l’agencement des plans et de leur lumière évoque certains détails des intérieurs vacants d’Edward Hopper – Rooms by the Sea (1951), Sun in an Empty Room (1963) par exemple. En revanche, l’attachement de Ecke à l’observation de la réalité n’est donné que par son nom. L’ouverture des plans en « coin » est impulsée par le titre car ici tout est plat : trois aplats ajustés comme des pavés autobloquants, délimités par endroits par un très fin liséré, jouent sur des tonalités proches, laissent entrapercevoir que le liséré est le reliquat visible d’un aplat sombre recouvert, dévoilé par la frange apparente sur deux bords de l’œuvre. L’aquarelle Öffnung (« Ouverture », ci-contre) joue de la même illusion : la réserve quadrangulaire laissée vierge au centre de la feuille de papier est l’ouverture spatiale du tableau, immédiatement contredite par la perspective créée par les deux bords sombres qui transforment ce vide en une surface en relief.

des espaces connectés, déconnectés, croisés : Verschränkt (« Croisé », ci- contre) est composée selon un système de plans feuilletés, sans doute issus d’une observation (peut-être les battants d’une fenêtre entrebâillée). Les plans se recouvrent sans qu’une cohérence ne puisse se dégager de l’agrégat des surfaces peintes. Ainsi, le tableau superpose sur un fond couleur crème trois plans cernés par deux lignes horizontales (un chambranle ?) : le premier plan disparaît sous le second pourtant transparent au troisième, dans une impossibilité structurelle. Ce ne sont dès lors pas des plans, mais des lignes créant l’illusion de plans, des lignes elles-mêmes constituées d’un feuilletage de lignes, composées comme les cadres peints qui enserrent la plupart des œuvres de Pius Fox : Verschränkt déplace au centre de l’œuvre ce qui habituellement lui sert de cadre : le cadre déstructuré et ramené au centre de la surface devient le motif flottant sur un fond sans cadre. L’espace observé par l’artiste bascule dans une question de peinture pure. De même, Connected / Disconnected III (p.40) prolonge le principe de déstructuration opéré par Verschränkt en donnant l’illusion d’une surface scindée en son centre en deux parties disjointes que pourtant trois lignes permettent de réunir : l’oblique d’un parallélogramme, l’oblique d’une forme géométrique ouverte et une ligne verticale. Cette confusion est renforcée par l’unique couleur employée pour l’ensemble des lignes qui s’entrecroisent dans le tableau, perturbant ainsi toute possibilité de cohérence spatiale.

des surfaces empilées, des espaces entrelacés : Gerüst (« Échafaudage », ci-contre), peinture sale, lignes baveuses, peinture maculée comme un échafaudage de chantier, sale comme une surface d’expérimentation où s’échafaudent les possibilités de la peinture, une palette, un champ d’esquisse, un jeu de mikado, les lignes de démarcation d’un terrain de sport ou de plusieurs terrains de sport superposés, une composition branlante comme un échafaudage sous la pluie et le vent. Raumgeflecht (« Espace entrelacé », page précédente) prolonge l’échafaudage en une structure organisée, mise au carré, modélisée, ajustée sur la grille du cubisme analytique. Mais si la grille remplace les dimensions du réel par une surface organisée latéralement, l’espace de Raumgeflecht est un espace tressé, impur, qui maintient de peu sa relation au feuilletage et à la profondeur par l’agencement des lignes et, surtout, de leurs couleurs dont certaines s’enfoncent plus que d’autres dans la surface jusqu’à l’évanescence, jusqu’à l’absorption totale.

des espaces modulables : le tressage donne la possibilité de la modulation, comprise comme mobilité mais aussi comme oscillation du figuratif vers son abstraction puis de l’abstraction vers son renversement du côté de la représentation. Spielraum (p.39) est une version réduite et simplifiée de Gerüst à laquelle s’ajoute un emboîtement de cadres peints qui délimitent l’ « espace de jeu » (traduction littérale de « Spielraum »). La surface est la marge de manœuvre, au sens quasi militaro-stratégique du terme, mais au sein d’un espace ludique : trois formes circulaires, des lignes d’incidences qui heurtent les bords du cadre peint, sorte de billard français où chaque coup doit préméditer le contact nécessaire de tous les motifs entre eux. Avec cette « aire de jeu » et la « marge de manœuvre » qu’elle autorise, un ultime basculement peut s’opérer, par une réversibilité de l’abstraction vers son retour au figuratif : des constructions de lignes donnent un paysage nocturne (Nachtlandschaft, p.33), la cime des arbres (Wipfel, « Cime », p.91), la vue depuis la fenêtre (Ausblick, p.48).

un espace-temps : Sanduhr (« Sablier », ci-contre) est un tableau abstrait dont la forme géométrique est un sablier parce que le titre en donne l’indication, pas tant dans une visée de sincérité et de réalisme du motif que dans un souci, simple, d’indiquer que la peinture matérialise de la durée, que cette durée est maintenue dans un espace qui la déploie, que cet espace lui-même ne se crée que par la durée qui prédispose à son élaboration. L’espace et le temps sont, dans l’acte de peindre, comme l’œuf et la poule, ce que montre bien Sanduhr dont on ne peut identifier ce qui en constitue le fond et la forme : agencement d’espaces ambigus et permutables qui se disputent la place de premier et d’arrière plan, selon un mouvement qui nécessite une accoutumance oculaire, un temps du regard. Davor (« Avant », p.49) poursuit cette réflexion en jouant de l’ambigüité d’un titre qui renvoie autant à un « avant » temporel qu’à un « avant » spatial, posant ainsi la question de savoir ce qu’il y a avant et après, de savoir ce qui est en avant et ce qui ne l’est pas, dans une mixité de l’espace et du temps.